Tennis. Roland-Garros - La fiction de Fabrice David : "Balles neuves !"
Par Fabrice DAVID le 14/04/2020 à 09:56
Fabrice David, vous connaissez. Avec son expérience journalistique, 23 ans au service des sports de TF1, avec sa polyvalence (reportages pour les Journaux Télévisés de 13h et 20h, les émissions Téléfoot et Auto-Moto, les magazines autour des Coupes du monde de football ou rugby, LCI), avec son savoir faire (storytelling, mise en récit, création de contenu vidéo et écrit) mais aussi avec son style (écrivain de polars et d'un livre d'humour), voilà la chronique Fabrice David... sa fiction sur Tennis Actu.
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Sur le boulevard d'Auteuil, des milliers de zombies marchent, bras en avant. Des passants crient, effayés devant ces êtres vides aux corps décharnés, aux yeux troués. Ils se bousculent, titubent. Mais tous avancent dans la même direction. Au bord de la jouissance, ils bavent. Certains, gagnés par l'émotion, chutent sur le bitume et parcourent les derniers mètres en rampant. Les plus robustes, encore debout, leur marchent sur dessus sans même s'en rendre compte. En franchissant l'entrée du stade Roland Garros, des hurlements rauques retentissent, glaçants. Ceux qui ont réussi crient leur joie.
23 mai 2021.
Les premiers matchs de tennis vont enfin se jouer après plus d'un an de confinement. Le plus grand tournoi du monde sur terre battue commence dans quelques minutes. Les zombies, anciens fanatiques de tennis avant que tout ne s'arrête, qui ont sombré dans la déprime, la crasse et la noirceur, vont enfin recevoir leur première dose de tennis depuis plus d'un an. Des balles jaunes, des coups droits, des volées, des aces ! Ils ne se souviennent même plus comment c'est un échange !
Avant ces instants, qui leur rendront un semblant d'aspect humain, ils tremblent. Jours après jours, semaines après semaines, mois après mois, depuis mars 2020, ils se sont desséchés. Pas un tournoi, même de seconde zone ! Comme des fruits privés de soleil qui pourrissent... les amoureux du tennis ont pourri, jusqu'à ce que la folie les gagnent.
On raconte que pendant le confinement, certains étaient tellement en manque qu'ils ont mangé le grip du manche de leur propre raquette. Les médecins les plus expérimentés n'avaient jamais vu ça : un Australien aurait avalé 1m45 de cordage West Gut Titanium MTI !
Des bruits de klaxons retentissent, presque en continu. Les voitures tentent d'eviter des zombies retardataires venus à pied et qui ont envahi le périphérique ! Certains ont leur place dans les gradins des courts, d'autres non mais tentent leur chance. Plus rien à perdre quand c'est une question de survie... Etre là ou le monde renait. Toute leur existence n'a été que balle jaune. Ils doivent entendre son bruit, sentir son odeur, même de l'exterieur du court, pour que le sang coule de nouveau dans leurs veines...
Les premiers échanges...
Le zombies qui n'ont pas la force d'aller plus loin, après tant d'effort, tombent en s'ecrasant devant un court annexe. L'affiche ? Peu importe. Quels que soient les joueurs, c'est la plus belle du monde... Du tennis ! Un shoot de drogue jusqu'à l'extase ! L'Américain Jenson Brooksby, 287e, contre l'Indien Prajnesh Gunneswaran, 132e.
Pour les zombies qui ont réussi à se trainer jusque là, ça vaut Federer-Nadal en finale de l'Open d'Australie 2017 ! C'est le plus beau match de l'Histoire ! Chaque balle frappée est comme un eclat de soleil chaud dans leurs yeux enfoncés par la nuit noire depuis tout ce temps, qui leur rend une parcelle de vie. Un peu de vie, un peu de vie, toutes les trois secondes, le temp d'un coup puis d'un autre.
"Jeu Brooksby !"
L'annonce de l'arbitre de chaise ! Un bruit sourd qui résonne dans les oreilles en forme de catère des zombies, privés de tennis depuis trop longtemps. Certains parviennent à se relever, hagards, comme sortant d'un cercueil. Des volcans d'air pur implosent dans leurs poumons rétrecis qui se gonflent d'un coup.
12h. Une marée de corps ridés s'amoncelle devant l'entrée des joueurs. Federer arrive pour disputer son premier tour. Une grosse berline noire s'arrête. le Suisse en sort, majestueux. Il entre aux vestiaires en évitant, sur le tapis rouge, des eclats de chair de zombies si heureux que des morceaux d'eux ont jailli de leurs guenilles et se sont éparpillés.
Un adolescent suit à quatre pattes un ramasseur qui vient d'officier sur le court 12 et s'éloigne sur les allées de Roland Garros. A chaque pas, ce dernier perd un peu de terre accrochée à sa chaussure. L'adolescent lêche le sol pour nourrir son corps meurtri de cette substance ocre dont il a été trop longtemps privé, douce comme une glace vanille-chocolat.
"Jeu, set et match Prajnesh Gunneswaran !"
Sur le court annexe, le premier match de la journée est terminé. Les spectateurs quittent le court. Encore plus majestueux que la montée des marches du Festival de Cannes. Les femmes sont splendides, élégantes, éclatantes. Les hommes sourient, visages bronzés. En quelques heures, les zombies ont retrouvé forme humaine. Aussi hallucinant que le big bang originel.
Court numéro 1 : Stan Wawrinka joue son dernier Roland. L'ancien vainqueur envoie des revers décroisés à une main d'une telle beauté qu'ils déclenchent des orgasmes vibrants chez des zombies qui n'ont plus connu la jouissance depuis tant de temps. Les mamans couvrent de leurs mains les oreilles des enfants pour qu'ils n'entendent pas ces râles tellement violents qu'ils en sont gênants. Benoit Paire casse une raquette sur le court 5. Les spectateurs, fous de joie, l'acclament. Debout, pour ceux qui le peuvent. Partout, sur chaque court, dans chaque allée, derrière chaque buisson, des peaux mortes. Les larves quittent leur enveloppe poussiéreuse et grise de zombie pour éclore et redevenir formes humaines. Les supporters de tennis retrouvent leur apparence d'avant corona virus.
20h. Sur le Central Philippe-Chatrier, Nadal frappe des balles si lourdes que son adversaire, Pablo Cuevas, a dû convoquer trois fois le kiné tellement son avant bras est endolori par les tentatives de retourner ces boules de pétanque. Frustré pendant tellement longtemps, il s'est entraîné, tous les jours, pendant ce confinement, à raison de six heures quotidiennes de tennis sur le court de sa propriété, puis quatre heures d'abdominaux. Il expulse toute cette rage de n'avoir pu se confronter pendant tout ce temps, lui, l'un des plus grand compétiteur de l'Histoire. Après un dernier coup droit, il se qualifie en trois sets.
Le dernier match de la journée est terminé. Les agents de nettoyage balayent au karcher les travées de chaque court pour tenter de decoller les zombies pas encore rassasiés, la chair incrustée dans les sièges. Langues pendantes, les amoureux du tennis quittent Roland-Garros. Leurs yeux brillent si fort que leurs regards eclairent la Porte d'Auteuil plongée dans l'obscurité. Ils sont enfin shootés au tennis.