Tennis. ITW - Emmanuel Planque : "Lucas Pouille a aucune limite"
Par Victor LENGRONNE et Clémence LACOUR le 05/09/2016 à 20:32
Vidéo - ATP/WTA - L'US Open 2016 à suivre sur TennisActu.net
"Après l'entraînement contre Rafa, je lui avais poussé une soufflante : il n'arrêtait pas de gueuler", raconte Emmanuel Planque. Etre l'entraîneur du seul joueur français qui est parvenu à battre Rafael Nadal en 5 sets, ça a de quoi donner des frissons. Pourtant, le coach de Lucas Pouille n'est pas surpris par la performance de son poulain, qu'il sait différent. Un jeune gars sans peur, sans limite, un bélier des courts à la tête dure et au talent infini. Après la victoire qui va amener son joueur en quarts definale de l'US Open, il donne ses impressions sur ce match et l'horizon qui s'annonce heureux pour le jeune Frenchie.
Emmanuel Planque, vous êtes toujours ému, trente minutes après la victoire de Lucas Pouille contre Rafael Nadal ...
Emu parce que c'est le dépassement ultime, c'est l'effort suprême contre un adversaire qu'on respecte infiniment. Très ému parce qu'il a été chercher... Je ne sais pas d'ailleurs où il a été chercher cette énergie, cette capacité à rebondir, à se dépasser, à dépasser la peur, la fatigue. Je suis naturellement ému parce que quand on commence à travailler avec un jeune joueur, c'est pour vivre ces moments-là, pour jouer contre des grands joueurs, sur des grands courts, sur des grands tournois. Et c'était le cas. C'était un combat absolument énorme. C'est pour vivre ces moments-là et les partager qu'on bosse. Quand bien même il aurait perdu, ca n'aurait pas été un énorme drame, parce que des matchs on en gagne on en perd dans une carrière. Mais finalement c'est ce qu'il a mis dans ce match... Je suis fier de lui et des gens avec lesquels je travaille. Je suis content d'avoir partagé ça avec tous les gens qui sont là. Le tennis français c'était ça : les gens qui étaient dans le box, les gens qui lui ont transmis de l'énergie. Il y a eu plein de trucs négatifs, là c'était une atmosphère extrêmement positive. Partager ça avec des gens biens c'est formidable.
Dans le tie-break du cinquième set, avez-vous eu le temps de voir défiler les moments que vous avez partagés avec lui ?
Non, ça va vite, forcément ça va vite. Je sais qu'il a des crampes depuis un bout de temps, je sais qu'il est très fatigué et qu'à 6-3 de toute façon ca n'est pas gagné. Il est dans l'émotion, il est assez peu dans l'action, il est quand même dans un état un peu particulier donc ca va être compliqué. Sur la balle de match, il fait une première balle qui sort de 21 mètres je crois. Sur le plan de la coordination, tout ça se délite. Ce que je pensais c'était "pourvu qu'il arrive à gagner le dernier point et que ca se termine" parce que je commence à me faire vieux finalement.
Revenons sur cette fin de match... Il aurait pu se tendre et se liquéfier à 22 ans sous la pression sur le Central face à Nadal...
J'ai envie de vous dire : Pourquoi il se serait liquéfié ? Pourquoi ce ne serait pas Nadal qui se serait liquéfié ? Ce sont deux êtres humains, parfois victimes de leurs émotions. Le coup droit à 6-6 (de Nadal) dans le tie break, il est vilain. Lui (Nadal) est victime de ses émotions dans le cinquième, on peut le dire. Il n'y a pas de raisons que ce soit un Français qui soit victime de ses émotions. J'ai l'impression qu'il s'est dépassé, qu'il a dépassé ses émotions et que le fait de dépasser ses émotions lui a permis de battre Rafa aujourd'hui. Ca reste qu'une victoire et il ne s'agit évidemment pas de manquer d'humilité, de respect et de considérer qu'il a gagné l'US Open. On est loin de là.
Qu'avez-vous pensé du niveau de jeu de Lucas Pouille au cours du premier set, remporté 6-1 ?
Le niveau de jeu du premier set est à l'image de l'état d'esprit dans lequel il est rentré. Il est rentré conquérant, il avait envie de le jouer ce match. On en a un peu parlé, c'est son match. Il l'a joué un peu comme il avait envie. Il est rentré dedans, il jouait vite, il prenait tôt, il jouait vite droit devant et ne le laissait pas respirer. Nadal était naturellement très nerveux donc ça a souri à Lucas une grande partie du premier set. Je suis un peu frustré avec le deuxième, parce qu'il a des occasions pour revenir. Le deuxième n'est pas bien payé, j'avais le sentiment qu'il pouvait revenir. Il se fait breaker alors qu'il mène 40-0 je crois. La satisfaction aussi, c'est d'avoir été à la hauteur d'un tel défi.
Un seul Français avait battu Nadal en Grand Chelem mais jamais Nadal n'avait perdu un match en cinq sets face à un Français. Vous rendez-vous compte de la portée de sa victoire ?
On n'est pas vraiment dans les stats. On est davantage sur le contenu du match, sur les choses qu'il a réussi à amener pour réaliser cette performance. Après qu'il soit le deuxième, le troisième ou le premier français, c'est finalement très anecdotique. L'important, c'est le signal que ça envoie, le signal qu'il envoie aux bons joueurs, en disant "Attention, je ne vais pas me laisser faire." Pour nous, qui travaillons avec lui, c'est un super panneau indcateur, je pense qu'on est dans les clous, du point de vue physique et technique. Du point de vue du travail mental également, je pense qu'on est dans les clous car cela fait quelques matchs à l'arrache qu'il gagne. Les stats, finalement, ce n'est pas très important.
Est-ce qu'il vous impressionne dans sa capacité à hausser les curseurs dans sa progression ?
Non, vraiment, il ne me surprend pas. Je l'ai tout de suite senti, quand j'ai commencé à travailler avec lui. J'ai tout de suite senti qu'il était différent. La première tournée, à la fin des Juniors. Il fait une finale, à la fin du tournoi, je lui ai dit deux ou trois trucs, et puis finalement, on va au Mexique, il gagne deux tournois, en battant le champion du monde de l'époque, il joue à un niveau incroyable en finale. J'ai été voir Arnaud Di Pasquale pour lui demander un échange de wild-cards pour l'Australie car je sentais qu'il était très différent, qu'il avait un potentiel énorme et que sur le plan mental, c'était un mec différent. Après, il y a eu du travail, pour qu'il accepte un certain nombre d'émotions. Il ne me surprend pas. Je pense qu'il n'a pas vraiment de limites.
Il pense différemment des autres ?
Oui, il comprend comment ça fonctionne. Pour la semaine de préparation, on était là une semaine avant. D'ailleurs, suite à l'entraînement contre Rafael Nadal, je peux le dire maintenant, je lui avais mis une énorme soufflante car il avait fait un entraînment dégueulasse. Il avait pris 3 sets. Nadal voulait faire un 4e, j'ai refusé car je me suis dit : "il va nous le mettre en slip". Il jouait pas, il gueulait, je l'ai attrapé dans les cuisines à côté du 17. Il a fait la tête, mais les entraînements d'après, il y était. Il est intelligent, il est parfois dans la réaction. A l'avenir, il faudrait qu'il soit plus dans l'action. Et là, pour le coup, il l'a été. Il est différent car il ne fait pas deux fois la même erreur. Ce match, il ressemble à celui contre Gaël Monfils en Australie, mais c'est un match qu'il avait perdu. Le Smash qui donne balle de break à Rafael Nadal, le coup droit pénalty, ça m'a fait penser au match contre Gaël (NDLR : match à l'Open d'Australie, au 1er tour, Monfils avait gagné en 5 sets), mais finalement, le point, il le gagne, le match il le gagne, donc j'ai l'impression qu'il ne fait pas deux fois la même erreur. Il apprend pendant le match. C'est un laboratoire pour lui. Pendant le match, il surprend. Avant le match, je lui ai dit : "J'ai le sentiment que tu peux aller très très loin, est-ce que ce match tu vas le gagner ou le perdre, je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que tu peux aller loin dans l'effort, donc fais-toi confiance, et attention, il peut y avaoir une belle surprise à la clé". Il écoute avec ses grands yeux. Il fait un signe de tête, et je sais qu'il va y aller comme un bélier. Pour un entraîneur, c'est agréable, même si parfois, il a la tête dure. Par contre, il faut lutter, il faut le convaincre.
Propos recueillis à New York par la Rédaction de Tennis Actu